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Avertissement

par Pierre


  Nous avions convenu d’un rendez-vous dans un petit restaurant Russe «  Le 16e sens ». J’avais réservé une table dans une petite alcôve, un peu en retrait de la salle principale. Comme je ne voulais pas que le présent s’organise comme un rébus et que la conversation se déroule sous la forme de grosses pilules que l’on ne saurait avaler. J’avais pour cela invité un ami, un garçon tout enveloppé de musique. Un poète au nez pseudo-grec, un type toujours positif aussi consistant qu’une feuille de papier A4. Il était tellement ravissant qu’il en devenait répugnant. Je savais bien que Lady Agnès avait déjà remarqué que l’art tout entier agonisait dans ce corps plein de vulgarité intérieure. Je ressentis comme une inquiétude dans le bas ventre, éveillé par son regard, un petit mirage noir plein d’ironie. Je savais qu’il serait pour elle un humble substitut érotique.
  J’allais commander, quand elle murmura d’une voix très douce « Ce petit instant précis qui fuit ne reviendra pas… » Elle s’étira d’un mouvement gracieux, là sur le canapé juste face moi. Je n’osais pas la regarder. Je ressentis de la crainte quelque chose d’inconnu, d’inquiétant, agréable. Il y avait chez elle une sorte de supériorité sur tout et tous. Je commandais du Borch et pirog et Koulibiac de saumon parfumé au Riesling et une bouteille de vodka au genièvre.
Lady Agnès et Ambroise faisaient connaissance comme un express international rencontre un tortillard, omnibus qui s’arrête à toutes les stations pour citer quelques imparfaites citations. Moi, je regardais ses mains. Mon impression était intraduisible, irréductible, intransmissible. Je voyais Ambroise se perdre, prendre des poses, tentant de s’arracher de lui-même, souffrant au fond d’un manque d’idées. Il buvait, sa chemise était humide. Ses yeux flamboyaient d’une lueur bleue électrique. Il ne se possédait plus. Tout était désormais irrévocablement décidé. Il allait transpirer toute son humanité fade, et trouver lui-aussi du plaisir dans la pure négation de ce qu’il était. Effroyable mais délicieux !
« Je vais vous réconcilier avec votre intime nature » lui dit-elle « et puis plus personne n’a besoin de votre art, à part quelques rares maniaques ou faux snobs adeptes de certains cercles très limités, je suis sûre que Pierre à tout prévu »
En se décomposant dans mon cerveau cette dernière phrase produisit la pantomime de la confusion. Une brume de puissance lubrique assombrit le visage de mon ami. Il était presque beau, enfin lui-même. Oui alors pourquoi s’enfoncer dans ce présent à reculons! je me sentais voluptueusement bien. Si seulement j’avais pu détacher mes yeux de mon verre et la regarder, la vie aurait semblé autre. Lady Agnès tourna alors ses yeux vers moi, des yeux qui savent tout du plaisir et du tourment et me lécha tout entière de ce regard. J’étais totalement à elle. Ambroise devenu soudain hyper-réaliste et plein de talent restait silencieux, reliant ce silence avec la colle de son sexe qui enflait mentalement dans son cerveau. C’était là, la plus profonde des vérités. Le désespoir enroba ses orifices d’une brume toute voluptueuse à faire mal.

  Soudain d’une voix froide, elle m’ordonna d’aller sous la table… « Ta langue trouvera facilement ce qu’elle doit faire. Ambroise en fut intellectuellement stérilisé. Là il est impossible de rendre l’intonation de sa voix et l’expression de ses yeux embrumés, encore moins de parler de mon effroi voluptueux. Sa voix m’avait tout simplement enlevé toute volonté. Le sol était froid, j’approchais lentement de ses jambes entrouvertes. Lentement elle serra ma tête entre ses cuisses. Alors je sentis, un parfum extraordinaire et délicat et une chaleur qui jaillissait de son sexe. Au bout de quelques minutes, ma langue sembla toucher le centre sexuel le plus secret de son corps, car elle serra ma tête encore plus fort tout en continuant à converser normalement avec Ambroise. Je pouvais à peine respirer. Tout mon visage était humide, Ma bouche pleine de son odeur. Je savais que ma langue pouvait pousser le plaisir jusqu’à l’intolérable. Mais c’est là qu’elle décida de desserrer son étreinte et que son corps se tordit légèrement de plaisir. « Ça suffit ! Venez nous rejoindre ».
En regagnant ma place, j’osais enfin la regarder. Elle était encore plus belle. Ce fut une découverte terrible. Aucun défaut. Elle avait le nez si droit, sa bouche n’était pas grande mais son dessin était tout bonnement désespérant, et cette rougeur de fraise sur les lèvres ! Et ses grands yeux verts avec des cils sombres qui se courbaient légèrement dans les coins, donnant au regard un prolongement qui s’étirait jusque dans l’infini du désir. Ambroise se tortillait humblement sur sa chaise. Je sentais son souffle, son haleine chaude mêlée de vodka. On entendait que le masticage de son estomac que pulvérisait le silence. Lady Agnès nous regarda l’un et l’autre avec un petit sourire. Elle avait de l’autorité dans le sang, une autorité forte, primitive, répandue dans le corps tout entier. Il était déjà deux heures, un magnifique soleil de printemps jetait une lueur orangée sur les fenêtres des immeubles et sur les arbres mouillés par une averse récente. Je proposais d’aller dans un endroit de mon choix. Je commandais un taxi, je n’osais toujours pas croiser son regard, mais je savais intuitivement ce qu’elle voulait. J’avais le sentiment absolu que la vie qui jusqu’alors figée dans sa monotonie s’était engagée sur une nouvelle piste, et que maintenant allait commencer cette accélération attendue désirée.

  Dans le taxi, défilaient des images, des collages de diverses valeurs polluées par la vie aurait dit Ambroise. Une impasse, une vielle fabrique, le taxi s’arrêta devant une vieille porte rouillée. Le silence était infernal, mathématiquement organisé. Je poussais la porte. Nous étions dans un atelier de photo. Un pêle-mêle d’objets, de vieux clichés, sur les murs, des seins, des épaules, des fesses, des pieds, des couilles, des pénis, des hommes attachés dans toutes les positions. Au milieu de la pièce. Il y avait là une immense croix qui n´avait rien de symbolique…


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